Figures

Benjamin Monti & Olivier Deprez

Du samedi 16 novembre au samedi 21 décembre 2024
du jeudi au samedi de 14h à 18h et sur RDV
Imagerie de Wissembourg (détail plié), lithographie, XIXe siècle, 81cm x 68 cm Photo : Thomas Paquay

Pour l’exposition Figures, l’artiste-illustrateur Benjamin Monti est invité, en tant que commissaire, à puiser aux sources de ses images. Son travail est nourri d’une incessante recherche d’imprimés de toutes sortes, qui forment aujourd’hui une impressionnante collection d’un art qu’on dit « modeste », depuis les cahiers d’enfants jusqu’aux artefacts de la culture populaire. Ici, il laisse libre à cours à son obsession pour un type tout particulier d’images: une série de lithographies représentant différentes figures humaines grandeur nature, réalisées par l’imprimerie Wentzel à Wissembourg entre la fin du 19° et le début du 20° siècle. Archétypes singuliers, représentant·es d’un groupe social ou d’une fonction, elles parviennent jusqu’à nous aujourd’hui dans toute leur désuétude. Á travers les couleurs éclatantes et l’absurdité des postures, résonne leur humanité. Cette humanité précaire, on la retrouve dans les marionettes liégeoises que Benjamin Monti met en dialogue avec ces images. Rustres, elles touchent par leur humilité, leur simplicité économe. En contrepoint, et pour naviguer du papier au bois et inversement, Benjamin convie les gravures sur bois du dessinateur Olivier Deprez, préparatoires à son travail imprimé, qui nous montrent à leur tour des figures hors du temps, des silhouettes sans âge inscrites dans la matière.

Regarder, c'est choisir

Benjamin Monti assemble. Il collecte, décline, associe et détourne des images sur lesquelles — comme il le dit lui-même — « la main repasse ». Ce dernier geste, celui de l’artiste, transcende les images et annonce le dernier, celui de la signature.

C’est sur ceux qui le précèdent que s’attarde « Figures ». C’est le collecteur, le regardeur, que Les Drapiers mettent à l’honneur, célébrant ainsi une autre forme d’assemblage, celui que créent quand elles dialoguent entre elles les sources matérielles de son imaginaire.

« Regarder c’est choisir », écrit John Berger* et c’est là le premier mouvement de Benjamin lorsqu’il collecte ce qui sera les sources de son travail dessiné. Vaste, sa collection est pourtant dirigée. Marginales, les figures qui la peuplent échappent à la définition classique et normative d’une image qu’on dit « artistique ». Modestes, elles s’échappent des champs de l’artisanat et des mains de leurs auteurs anonymes pour nous apprendre à regarder. Lorsqu’il invite une image, un objet, dans sa collection, il fait le choix d’archiver ce qui aurait pu être écarté de nos regards, de créer la mémoire vive d’une culture tenue loin des radars du monde contemporain.

Pour cette exposition, Benjamin Monti laisse libre cours à sa marotte pour un type tout particulier d’images, regroupées sous le terme « Figures ». Paradoxalement, la polysémie du mot nous aidera à l’appréhender : le « fig. » qui désigne l’illustration de nos livres d’images, de la leçon de choses à l’ouvrage scientifique ; l’archétype, la désignation d’une typologie, comme on dit la figure du héros (celui qui, sculpté sur bois, devient la « figure de proue ») ; la figure du jeu de cartes, qui représente un personnage par sa fonction, seul humain parmi l’armée de trèfles, piques, coeurs, carreaux.

Aujourd’hui regroupée en un cabinet de curiosités de la figure humaine, son obsession s’offre à nos regards. « Ce n’est jamais sur un seul objet que se porte notre regard, mais sur notre rapport entre nous et les choses », continue Berger. Ces images réunies, que disent-elles alors en choeur ? Que racontent-elles, à la fois par leur accumulation, leurs différences, non seulement des choix du collectionneur mais aussi de nos regards de spectateurs ?

Parmi celles qui jalonnent sa collection, une série d’images structure l’exposition : des lithographies réalisées par l’imprimerie Wentzel à Wissembourg (Alsace) de la fin du 19e au début du 20e siècle. Représentant différentes figures humaines à taille presque humaine, elles portent en elles l’essence de l’image populaire. Par leur forme, leur technique, leur transmission, les figures de Wentzel sont les parfaites messagères de cet art souterrain qui fait le coeur de la collection de Benjamin Monti.

Tout d’abord par ce qu’elles ne sont pas. Wissembourg n’est pas Épinal. En donnant par extension son nom à une catégorie d’images pourtant produites dans toutes les régions de France, l’imagerie d’Épinal a effacé du langage courant des concurrentes aux singularités bien vivaces, telle celle fondée en 1835 par Jean-Frédéric Wentzel, à Wissembourg. La voici donc gravissant ainsi une marche de plus dans l’imaginaire collectif.

Mais la nature même de ces images leur confère déjà un statut particulier : au milieu du 19e siècle, l’image imprimée n’a pas le pouvoir de diffusion que nous lui connaissons, et n’est que le parent pauvre de la peinture « originale ». Elle est le marqueur d’une classe sociale à la fois par son accessibilité et par ce qu’elle représente : quand toutes ces imageries (à Épinal et Wissembourg, donc, mais aussi à Chartres ou à Rennes) voient le jour et connaissent leur essor, la peinture réaliste quitte à peine les ateliers pour les expositions, l’impressionnisme tâtonne, alors qu’une certaine peinture romantique façonne toujours le « bon goût » de l’époque. Contrairement à cet académisme ronronnant, l’imagerie populaire porte pourtant dès 1860, date de l’essor de l’imprimerie Wentzel, tout le présent de notre rapport aux images.

Techniquement, en assemblant plusieurs feuilles formant des lés, jouant avec la contrainte de la taille des pierres de l’impression lithographique, Wentzel crée les figures grandeur nature présentées aux Drapiers. Dans les lieux publics, tels que les salles de bals et les kermesses, elles se disséminent comme des affiches, anticipant la loi de 1881 sur la liberté absolue d’affichage. Pliées, elles voyagent partout où on veut bien les envoyer et, depuis l’Alsace, franchissent les frontières, à un moment où les livres, lourds et chers, circulent mal. Tout en elles peut donc se lire comme une transgression des normes bourgeoises, jusqu’à leurs couleurs vives. La peinture de paysage fait rage et privilégie les tons sombres qui s’accordent aux intérieurs bourgeois. La couleur, perçue comme vulgaire, fait violence et le bon goût la craint. Elle est associée à l’enfance, aux loisirs populaires (le cirque, la fête foraine). Son usage joyeux et sans manières dans l’imagerie populaire convaincra les avant-gardes qu’elle pouvait être un des instruments du changement, du Bauhaus aux aplats de Matisse en passant par le fauvisme lumineux de Derain. Ici rassemblées, elles racontent donc cette modernité et plus encore.

C’est vers cette enfance que se dirige le regard de Benjamin Monti. Dans ses dessins, les enfants évoluent avec des figurines mécaniques, des masques et divers appareils à la fonction floue, mais sont-ils réellement en train de jouer ? Il semble plutôt que, dans son univers, l’humain et l’inanimé se mêlent, les rôles se confondent. C’est donc en toute évidence que les marionnettes, ces avatars modestes de la figure humaine, font leur apparition dans sa collection et viennent dialoguer avec les images de l’exposition.

Dotées des mouvements que le marionnettiste, professionnel ou amateur, veut bien leur donner, les marionnettes sont le premier pas depuis l’image imprimée vers un semblant de vie. Comme une « galerie de l’évolution » de l’imagerie populaire, nous allons des affiches grandeur nature inanimées vers une reproduction réduite et simulée du mouvement humain.

Tradition locale bien ancrée, la marionnette liégeoise a des formes et des sources diverses, mais celles qui viennent peupler Les Drapiers appartiennent à une typologie bien précise : les têtes des personnages taillées en plein bois et au couteau, les costumes rustres, dont on retrouve parfois le tissu de l’une à l’autre, la simple tringle pour en actionner certaines, révèlent un usage domestique, voire familial. La couleur, cette fois, vient accentuer les traits juste assez pour donner l’expression nécessaire à l’histoire qui sera racontée, comme elle vient donner aux costumes le détail suffisant pour situer le personnage dans son rôle, sa fonction. Loin de la vaste entreprise marchande de l’imprimerie Wentzel, ces marionnettes ont sans doute été créées, puis manipulées, de façon autodidacte, et c’est un récit à la fois intime et collectif, noble et déconsidéré, qui se dessine.

Et pourtant, de l’Alsace à la Wallonie, les affiches comme les personnages de bois racontent l’histoire de représentations des typologies humaines créées pour divertir et faire société, ensemble. Dans les bals, les théâtres, tous les lieux de rassemblement populaires, elles racontent une humanité déclinée ici en de multiples variations.

Les gravures sur bois de l’artiste contemporain Olivier Deprez nous rappellent que cette histoire continue de se raconter aujourd’hui. Ces matrices de l’album « Après la mort, après la vie » nous plongent dans la chaîne de production de la gravure, au coeur du travail d’Olivier Deprez. Elle est à la fois sa pratique, celle qui lui « permet de maintenir une présence concrète, physique, matérielle », et son sujet (A et O, les personnages masqués, matérialisent l’obscurité par la gravure pour la conjurer). Par leur noir vibrant, par leur contemporanéité, elles sont le contrepoint parfait à la collection de Benjamin Monti.

Il vous appartient maintenant de vous en emparer : de la main à la main, par le jeu et en groupe, faites circuler dames, rois, et valets comme autant de figures vivantes. Comme un château de cartes qui ne peut s’écrouler, nous bâtissons les archives futures.

David Le Simple
Novembre 2024

*John Berger, Ways of Seeing. Penguin, 1972.
Traduction française de Monique Triomphe, Voir le voir. Éditions B42, 2014.

En images

Vue d’ensemble de l’exposition. Lithographies de Wissembourg (entre 1889 et 1918) et Marionnettes à tringle liégeoise (20e siècle). Photo : Jean-Luc Petit.

Olivier Deprez, Matrices de gravure sur bois, 23,5 x 42 cm, pour le livre Après la mort, après la vie de Olivier Deprez et Adolpho Avril (Éd. FRMK, 2014). Photo : Thomas Paquay.
Imagerie de Wissembourg (détail plié), lithographie, XIXe siècle, 81cm x 68 cm Photo : Thomas Paquay